Bienvenu(e)s sur ce blog dédié aux mythes, contes et légendes classiques mais aussi à la fantasy et à la science-fiction (notamment contes de SF et suites futuristes de légendes, dans mon livre "Les mémoires du Galaxytime").
Cette légende de dragon n’a rien à voir avec les histoires de sauroctone (cf anciens articles). On y sent diverses influences historiques (amour courtois, antiquité, culture viking, etc..).
Ce récit nous a été transmis par au moins deux auteurs du 19ème siècle.
MON RESUME
La légende se situe dans le village normand de Villedieu-Les-Bailleul. Non loin de l’église, au bord des champs, se trouve une zone rocheuse de couleur sombre, la légende la suppose jadis calcinée par le souffle du dragon. Un trou (présumé ancienne grotte) dans une de ces parois serait, selon la légende, l’antre du dragon de Villedieu.
En des temps anciens, le seigneur de Villedieu aurait commis un crime horrible. Le châtiment vint sans appel : un dragon élut domicile dans une grotte voisine et semait terreur et désolation dans la contrée. (Selon certaines versions, il s’agirait d’un sorcier voisin qui aurait décidé d’envoyer un dragon ou une hydre à plusieurs têtes pour laver ce crime, et dans certains cas on lit même le terme « serpent »). Que ce soit une hydre à plusieurs têtes crachant du feu, ou un dragon ou un serpent géant, toutes les version s’accordent pour dire que Le monstre parcourait la campagne, y brûlait toute trace de vie sur son passage, tuait des gens et allait parfois se baigner dans un lac non loin de son repaire.
(Selon certaines versions un petit groupe de sages locaux alla voir un devin afin de savoir que fair : , il leur dit qu’il lui fallait trois mois pour savoir et pour leur donner la solution, ce qui fut fait).
Toujours est-il que le dragon demandait en sacrifice la plus belle fille vierge du village, sans quoi sa colère serait terrible.
Les versions divergent : selon les unes, un chevalier local y serait allé directement en donnant du lait alcoolisé à boire au dragon, et selon d’autres , plusieurs redoutables chevaliers locaux auraient déjà trouvé la mort en allant défier le dragon près de sa grotte……
Quoi qu’il en soit vint le jour où un jeune chevalier, fiancé à la Mathilde désignée pour le sacrifice, se tenait prêt pour mener son combat décisif face au dragon….
Engoncé dans son armure, muni de ses armes, monté sur son cheval, il se rendit à l’entrée de la grotte. Le combat fut terrible mais il parvint à toucher mortellement le dragon. Les versions divergent alors, mais s’accordent toutes pour affirmer que dans son agonie le dragon lança une terrible bourrasque de feu à son adversaire. (selon certaines versions , le feu aurait pris car la queue du cheval n’était pas recouverte d’un pièce d’armure) le chevalier et sa monture périrent calcinés, mais le village était délivré puisque le dragon était mort. Certaines versions explique que la jeune fille, délivrée par le sacrifice de son défunt fiancé, mourut le jour des funérailles du chevalier.
La légende voudrait que quelque part sous les alentours de l’église , se trouverait l’ancien repaire souterrain du dragon, avec un trésor à la clé (Voilà qui plaira aux fans de « donjons et dragons »)
Faute de lac dans les parages de cette zone aux tristes roches, Villedieu abrite au moins un étang à truites, était-ce donc la piscine attitrée du dragon ou bien cet étang ferait plutôt partie des nombreux anciens trous d’obus locaux ensuite reconvertis en étangs? (ce secteur fut très copieusement bombardé pendant la bataille de Normandie de l’été 1944)
Je ne voudrais pas ressasser la classique hypothèse « dinosaurienne » qui peut également ici s’appliquer, mais la région ayant autrefois été recouverte par la mer, qui dit que cette histoire de dragon ne pourrait pas venir des éventuels restants locaux d’un énorme poisson préhistorique découverts par l’homme avant l’époque moderne ?
-La Normandie faisait partie de la Neustrie avant d’être conquise par les vikings qui y laissèrent une forte empreinte culturelle, ce n’est un secret pour personne. On voit dans ce « dragon de Villedieu », un chevalier qui obtient la rédemption du village en s’entretuant avec le dragon. Le héros ici doit mourir pour atteindre le but de sauver sa promise : voilà qui ressemble clairement à un savant mélange local d’amour courtois et de culte viking du Valhalla, puisque pour les vikings il n’y avait rien de plus glorieux que de mourir au combat, condition pour accéder au Valhalla, le paradis des guerriers.
Le héros de Villedieu meurt, et dans certaines versions, sa bien aimée meurt le lendemain pour le rejoindre à jamais dans l’au-delà : tenons nous là un élément tragique d’amour courtois atteignant son paroxysme ? (Je vous épargne la similitude évidente avec « Tristan et Yseut » et avec le mythe grec méconnu qui semble assez clairement avoir inspiré Shakespeare pour « Roméo et Juliette »..).
Une des versions emploie le terme « Neustrie », comme pour marquer la période antérieure à l’arrivée des vikings. Je crois en effet que cette légende peut probablement contenir des signes d’influence gallo romaine :
-la jeune femme offerte en sacrifice au monstre pour apaiser le courroux local peut évidemment rappeler le mythe de Persée, mais également la trace d’un des travaux d’Hercule : l’hydre de Lerne. Dans les versions du « dragon de Villedieu » faisant état d’une hydre, il est dit que le héros fut calciné lorsqu’il coupa une des têtes du monstre. Hercule, quant à lui, dut faire face à toutes les têtes une à une au fur et à mesure qu’il les coupait….. Il existe d’ailleurs dans le Midi de la France plusieurs contes très similaires avec une princesse offerte en sacrifice a une hydre habitant dans une grotte, (j’en ai parlé dans un vieil article il y a deux ans et quelque)
-j’ignore si il faut voir ou non une trace gallo-romaine dans la présence d’un devin et d’un sorcier qui convoque le monstre, mais il est certain que les sorciers du folklore normand (les fameux« carats » ou « carots ») étaient censés contrôler un certain nombre de créatures typiquement locales : gobelins, milloraines, tarannes, etc…..
-cette légende me semble ne pas avoir oublié le bestiaire ancien « Physiologos » (4 ème ou 5 è siècle Apres JC), qui influença fortement l’imagerie médiévale d’Europe. Cet ouvrage explique que le serpent/dragon attaquera un homme non vierge : le héros et sa fiancée de Villedieu étaient vierges, condition requise pour vaincre le dragon. Mais le Physiologos précise sur la « quatrième nature du serpent (interchangeable avec « dragon ») que « quant un homme veut le tuer , il offre tout son corps à la mort , mais cache sa tête « …. (ce qui peut aller dans le sens des versions « hydre » de cette légende mentionnant une seule des têtes coupées avant la mort mutuelle par embrasement du héros et du monstre. )
Ce chapitre du très chrétien Physiologos écrit ensuite « nous aussi livrons notre corps à la mort mais préservons notre tête » : la mort du héros de Villedieu n’est probablement donc pas uniquement d’influence viking. Le dragon médiéval chrétien symbolisant souvent la rédemption de l’homme. Le physiologos, au début du chapitre « le serpent » écrit d’ailleurs « toi aussi homme si tu veux te débarrasser de la vieille dépouille du monde, comprimes et fais fondre ton corps »….. (et notre chevalier de Villedieu a fini calciné par le serpent pour réussir sa quête….) . La symbolique spirituelle de cette « salvatrice » combustion du corps me semblant clairement représenter le fameux « dépouillement de soi ». Dans cette légende du dragon de Villedieu cette idée atteint un paroxysme : se sacrifier pour réparer la faute d’autrui.
On note aussi que certaines versions présentent la queue du cheval comme le point faible ayant entraîné la mort du héros , alors influence du mythe du talon d’Achille ou discret clin d’oeil à la « feuille » dans le mythe scandinave de Sigurd (alias le germanique Siegfried….)
Je crois que quelques anciennes Eddas Scandinaves peuvent s’appliquer dans cette légende, je citerais , en vrac
« chacun devrait être modérément sage, et non trop sage, car le cœur d’un homme sage est rarement heureux » (cf les sages du village..)
ou encore « pour les hommes mortels il y a moins de bien ici que la plupart pensent en trouver dans la bière »
( le héros de Villedieu si il est allé au Valhalla a donc du remplacer la bière par le divin hydromel….. et puis dans ce cas l’histoire ne précise pas non plus si Mathilde a été jalouse ou non d’éventuelles walkyries qui auraient chouchouté le héros…. La fidélité selon l’amour courtois arrive à point nommé dans cette légende…)
PLUS TARD
Le scénario de cette légende, à quelques détails près , est très semblable à celui de l’intéressant livre et film « Le dragon du lac de feu » (« Dragonslayer » en VO) .
Le film nous vient des studios Disney …. Mais Walter Disney était déjà décédé lors de la sortie du film (quelques réserves donc avant d’émettre l’hypothèse éventuelle de l’influence de cette légende normande puisque « Disney » est en fait la version anglicisée du patronyme de leurs ancêtres normands nommés « D’Isigny «).
J’ignore si ce serait via Guillaume le conquérant, mais certains affirment que plus tard la famille des Bailleul devinrent les rois d’Ecosse. Je crois préférable de prendre cela avec des pincettes, puisqu’il me semble exister une à plusieurs autres localités françaises portant le nom de « Bailleul ».
L’idée de payer de sa vie pour laver le crime de quelqu’un d’autre fut également reprise au 19ème siècle par l’auteur normand Jules Barbey D’Aurevilly , notamment dans sa très cynique nouvelle intitulée « Bonheur dans le crime » . D’Aurevilly connaissait bien le folklore normand puisqu’il a par ailleurs donné son point de vue sur les milloraines et autres créatures typiques du folklore de cette région…..
PS : désolé par avance pour les éventuelles erreurs, déformations ou imprécisions qui ont vraisemblablement du se glisser dans cet article….
Sources :
La célèbre version d'Amélie Bosquet qui relata au 19ème siècle le dragon/serpent de VIlledieu
la version d'Octave Féré - (dans l'ouvrage intitulé "Légendes et traditions
de la Normandie" , ROUEN , 1845) http://la.piterne.free.fr/textes/b062.html (et sur le site web Normandie Heritage)
- la sorcellerie normande (daté de 1922) http://www.bmlisieux.com/normandie/dubosc13.htm
-Le physiologos ou Physiologus (bestiaire anonyme)