Bienvenu(e)s sur ce blog dédié aux mythes, contes et légendes classiques mais aussi à la fantasy et à la science-fiction (notamment contes de SF et suites futuristes de légendes, dans mon livre "Les mémoires du Galaxytime").
Hercule, la Crau et la légende de la fondation de Nîmes
Hercule, en passant par les Pyrénées, s’était épris de la fille du roi des Bebryces, nommée Pyrène. Puis Hercule alla en Celto-Lygie et aida les habitants de la région côtière à mettre en place un gouvernement le plus juste possible. En allant ensuite dans les terres, Hercule rencontra deux géants sur une plaine aux allures désertiques sur la rive gauche de l’embouchure du Rhône. Le premier de ces deux gigantesques individus s’appelait Albion et le second répondait au nom de Bergion ou de Ligur. Ils étaient frères et fils de Neptune et de la Terre. Leur physique s’avérait impressionnant : dotés de mille bras ces géants possédaient la probable capacité de se régénérer. Régnant sur la contrée et réputés invaincus et impitoyables, ils n’approuvaient pas le passage d’Hercule dans leur région. Hercule commença par blesser ces êtres aux mille bras en leur lançant toutes ses flèches. Mais la nature à la fois terrestre et maritime que ces gigantesques ennemis tenaient de leurs parents les rendait quasi invincibles face au fils de Jupiter. Hercule, désormais à la merci de ses adversaires, ne dut son salut qu’à son père : Jupiter envoya de sombres nuages qui, mêlés au vent Mistral, provoquèrent une forte pluie de pierres. En tombant, ces roches blessèrent les géants, puis Hercule ramassa ces cailloux pour les lancer et finit ainsi par occire ses deux adversaires. Reconnaissants et heureux de se retrouver ainsi délivrés de leurs gigantesques oppresseurs, les habitants de la région adoptèrent les lois prônées par Hercule. Ce dernier leur enseigna l’agriculture, l’architecture, le tissage, et la manière de défendre une cité contre les brigands. La région se mit à prospérer puis Hercule ordonna la construction d’une ville florissante à la tête de laquelle il plaça un de ses hommes de confiance, ce dernier répondait au nom de Nemausus. Telle est, pour la résumer, la version relatée au 19ème siècle par Bérenger Féraud.
Il s’agit visiblement de Nîmes (Nemausus) et la plaine rocheuse aride semble correspondre à la plaine de la Crau.
La Crau et ses pierres. Selon Leveau (2004), Hercule convoyait les bœufs de Géryon quand il s’opposa aux Ligures. Leveau ajoute que cet Hercule de la Crau serait plus un « lanceur de rochers » qu’une divinité pastorale (son article mentionne des auteurs chercheurs qui autrefois ont vu Hercule comme un dieu des pasteurs) : Hercule « saxanus » figurerait les rochers de la Crau servant de projectiles lancés par certains engins militaires d’autrefois. Le terme latin « saxum/saxa » désigne ces rochers utilisés en guise de projectiles.
Nemausus/Nîmes. Concernant Nemausus, il s’agirait selon les uns d’un « lieutenant » d’Hercule et selon d’autres d’un fils d’Hercule. Berenger Féraud écrit que Nemausus était un lieutenant d’Hercule. Sauzet (2004) nous rappelle que selon « Le discours historial » fondé sur « De Urbibus » d’Etienne de Byzance (5ème siècle) la ville de Nîmes aurait été fondée par un dénommé Nemausus fils d’Hercule, cette légende aurait été rapportée par Parthenos de Phocée (1er siècle). Sauzet nous explique également qu’aux alentours du 17ème siècle Gaillard Guirand (conseiller présidial de Nîmes) supposa que la ville de Nîmes pouvait avoir été directement fondée par Hercule lui-même. Selon Poldo d’Albenas et Deyron (tous deux cités par Sauzet, 2004) Nemausus n’avait pas pour père le thébain Hercule (ayant pour mère Alcmène) mais plutôt l’Hercule de Lybie ou d’Egypte ayant alors Osiris pour père ou grand-père. Toujours selon Sauzet, des élèves des jésuites jouèrent en l’an 1643 une pièce de théâtre ( intitulée « Balthazar allegoricus seu impietas a ludovico juxto expugnata, tragoedia » ) dans laquelle Nemausus était le fils de l’Hercule gaulois : au premier acte le personnage d’Hercule meurt mais à la fin de la pièce Hercule/Louis XIII se retrouve représenté dans Nemausus/LouisXIV. Toutefois en 1633 Guillaume Catel (tel que cité par Sauzet) ne croyait ni à l’existence de Nemausus, ni à celle d’Hercule.
Hypothèses et mythe d’Heraklea. Dans les versions légendaires relatant Hercule et Nemausus, si Hercule est considéré comme fondateur certaines fois indirect (via son fils Nemausus) et d’autres fois fondateur direct de Nîmes, il me semble que dans tous ces cas Hercule a contribué à la fondation de Nîmes/Nemausus. Ce serait donc tentant de jouer sur un double sens : Hercule aurait enfanté Nemausus (la ville de Nîmes/Nemausus soit par fondation directe soit par le biais d’un fils nommé Nemausus qui donna son nom à la ville). On pourrait supposer que cette légende relatant Hercule contre Albion et Ligur symboliserait une confrontation suivie d’un métissage entre la culture ligure et une autre culture (ou avec plusieurs autres cultures) aboutissant au développement d’une nouvelle société puis à la création d’une cité prospère. Le texte de Fernand Benoit (1940) pourrait aller dans ce sens quand il écrit ceci :
« Il est tout aussi difficile de localiser Heraclea mentionée par Pline in Ostio Rhodani, comme une ville disparue de son temps. Peut-être était-elle comme les cités d’Héraklès de Ligurie, Heraklea Caccabaria et Heraklea Monoikos sur le rivage de la mer. On la situe sans preuve à Saint Gilles … » (Fernand Benoit, 1940 , p. 571).
Il semble ici s’agir de Saint Gilles du Gard et de la légendaire cité d’Eraclea, telle qu’expliqué dans un texte sur la route des phéniciens (ici https://fenici.net/fr/la-route-des-pheniciens-france/2700/ ) qui établit un lien entre Eraclea et les phéniciens. Sur la page suivante (page 572) de son texte Fernand Benoit (1940) indique que la légende d’Heraklea pourrait symboliser la difficile traversée de la Crau. Des ressemblances apparaissent donc entre Hercule fondateur (direct ou indirect) de Nîmes/Nemausus et une légendaire cité d’Eraklea éventuellement liée à Héraclès et aux ligures et des embûches rencontrées en parcourant le secteur de la Crau.
En outre, des versions avec Hercule, des géants et une pluie de pierres ont été rapportées par des auteurs antiques.
Alébion et Ligur dans la mythologie
Selon Apollodore, quand Hercule parcourut la Ligurie en menant les bœufs qu’il avait pris à Géryon, deux fils de Neptune ; nommés Alébion et Dercynus, tentèrent de prendre ces bovins. Hercule s’opposa à cette tentative en tuant Alébion et Dercynus puis reprit sa route vers la Tyrrhénie.
Selon Pomponius Mela, quand Hercule passa en Gaule Narbonnaise, dans la côte dite Pierreuse par-delà la Fossa Mariana , il (Hercule) lança en vain toutes ses flèches contre deux fils de Neptune nommés Albion et Bergios. Hercule n’ayant plus de projectiles appela Jupiter. Ce dernier lança une pluie de pierres sur les adversaires d’Hercule. Le caractère très pierreux de cette région semblerait ainsi prouver la véracité de cet épisode.
Au sujet d’une plaine remplie de cailloux entre Marseille et le delta du Rhône, Strabon nous rappelle que, selon une fable d’Eschyle, Prométhée aurait averti Hercule concernant la force combative de l’armée des Ligyens (ligures) en ajoutant qu’une fois Hercule à court de flèches Jupiter amènera un nuage faisant pleuvoir des pierres pouvant servir d’armes improvisées contre l’armée des Ligyens. Strabon ajoute que la fable d’Eschyle avait besoin de mentionner d’innombrables pierres servant de projectiles à Hercule car un grand nombre de pierres était nécessaire pour mettre en déroute les nombreux soldats formant l’armée Ligyenne/ligure.
Par conséquent, je me demande si les mille bras d’Albion et Ligur dans la version de Bérenger-Féraud pourraient symboliser les nombreux soldats (et donc les nombreuses paires de bras) composant l’armée Ligyenne/ligure.
Un mythe légendaire ?
Bien entendu on peut remarquer la ressemblance lexicale entre « Albion » et « Alébion » et celle entre « Ligur » et « Ligys ». Le nom du géant « Ligur » semble lié à la région ligure. On peut également noter que Pomponius Mela, dans la section de son texte traitant de la Gaule Narbonnaise, mentionne le nom de Nemausus quelques lignes avant de relater le combat opposant Albion et Bergios à Hercule : Pomponius explique que Nemausus est la ville des Arecomiques.
Selon Eustathe (Dans son» commentaire à Denys le périégète », 76 , à la fois cité par Belfiore, 2010 et par Grimal, 1951) le héros Ligys (prononcé « ligus ») donna son nom aux ligures et tenta avec son frère (Alébion) de s’emparer des bœufs de Géryon convoyés par Héraclès. Cette tentative se solda par un échec. Grimal rappelle que les deux frères (Ligys et Alébion) commençaient à avoir l’ascendant sur Héraclès quand ce dernier invoqua Zeus qui lança des pierres sur les adversaires d’Heraclès. Grimal (1951) poursuit en précisant que les rochers et pierres de la Plaine de la Crau constituent un vestige de ce combat entre Héraclès et les deux frères. Vers le 3ème siècle après J.C, Solin (tel que cité par F. Benoit, 1949) écrivit que ce combat d’Hercule eut lieu en Ligurie. Plus tard au XIIème siècle, Eustathe (tel que cité par F. Benoit, 1949), dans son commentaire de Denys le Périégète, relate cet épisode puis indique que pour les gens préférant la fable, les pierres de la plaine entre Massalia (Marseille) et Rheginé proviendraient de l’intervention de Zeus/Jupiter lors de cet épisode entré dans la légende. Selon le texte de F. Benoit (1949), la ville de Réginé pourrait correspondre à Saint Gabriel. Selon F. Benoit (1949), cette légende serait un vieux récit local réadapté par un auteur marseillais. F. Benoit (1949) établit un lien entre le mythe d’Héraclès/Hercule et des rivalités territoriales opposant les ligures aux marseillais (probablement phocéens). En revanche, Bérenger-Féraud classe son récit contant Hercule dans la Crau à l’intérieur de son premier chapitre intitulé « Contes populaires des provençaux de l’antiquité se rapportant à l’époque phénicienne » et il introduit ce chapitre en s’interrogeant sur un possible mélange d’influences phocéennes, phéniciennes et celtes dans les récits liés à Hercule.
Et après ?
Bérenger Féraud explique qu’après cet épisode légendaire, Hercule partit vers la vallée du Rhône (mon article sur les exploits attribués à Hercule dans la vallée du Rhône, est disponible ici https://www.benoitreveur.info/2024/06/hercule-dans-la-vallee-du-rhone.html ).
Toutefois cette légende relatant Hercule dans la plaine de la Crau semble laisser certaines zones d’ombre susceptibles d’enflammer notre imagination. Par exemple, on ne sait pas à quel endroit exact pourraient se trouver les squelettes des géants Al(é)bion et Ligur/Ligys/Bergios/Dercynos. Une autre légende provençale présente la Crau comme contenant le tombeau de géants qui auraient défié le Dieu chrétien (Brassac, 2013 ; Mistral, n. d.), par conséquent où donc pourraient se trouver les tombeaux d’Albion et Ligur ? Leurs mille bras auraient-ils été fossilisés et les flèches tirées par Hercule seraient-elles cachées sous des pierres ? Dans la version décrivant les deux géants (Albion et Ligur) comme des despotes, on ne sait pas où se situait leur habitation : on pourrait donc imaginer que les éventuelles ruines du palais des deux géants tyrans abriteraient un trésor légendaire, et dans ce cas l’emplacement exact de ce supposé palais resterait inconnu. De même ne serait-il pas loisible d’imaginer le retour de ces géants qui, certaines nuits, arpenteraient la plaine pierreuse sous forme de fantômes en poussant de terribles cris exprimant leur ferme intention de prendre une revanche sur Hercule ? Mais d’autres diraient que ces fantômes aux mille bras ne sont pas des géants, mais plutôt une armée de spectres de soldats antiques (probablement ligures) : dans ce cas certaines nuits on pourrait confondre le grondement du tonnerre avec les bruits des impacts de pierres lancées par les catapultes de ces armées de revenants livrant un rude combat sur la plaine de la Crau qui leur sert de champ de bataille. Dans ce cas certaines versions pourraient raconter que sous certaines pierres se cacheraient selon les uns les flèches d’Hercule et selon les autres, les flèches des soldats ayant participé à une éventuelle bataille avec les guerriers ligures.
Article écrit par Benoit Rêveur, janvier-mars 2025
Bibliographie :
Apollodore (livre II, chapitre 5, section 10) ici https://remacle.org/bloodwolf/erudits/apollodorebiblio/livre2.htm
Brassac, Pierre-Jean. (2013). Veillées méditerranéennes, CPE, 2013. Extrait sur la plaine de la Crau disponible ici https://www.passionprovence.org/archives/2019/07/19/37349363.html
Belfiore, Jean-Claude. 2010. Grand dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, éditions Larousse.
Catel Guillaume (voir Sauzet)
Deyron (voir Sauzet)
Eschyle (cf Strabon)
Eustathe » commentaire à Denys le périégète », 76 , tel que cité par Belfiore, 2010 et Grimal 1951) , texte d’Eustathe disponible ici https://remacle.org/bloodwolf/livres/cougny/periegete.htm
+Cf Fernand Benoit 1949, Belfiore, 2010 et Grimal 1951.
Fernand Benoit (1940). Le delta du Rhône à l’époque grecque. Revue des études anciennes. 42-1-4, pages 567 à 572. Disponible ici https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1940_num_42_1_3142
Fernand Benoit (1949). La légende d’Héraclès et la colonisation grecque dans le delta du Rhône. Bulletin de l’association Guillaume Budé. Année 1949. LH8. Pages 104 à 148, ici https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1949_num_1_8_6813
Gaillard Guirand (voir Sauzet)
Grimal, Pierre, 1951. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. (entrée « LIgys, p. 263) éditions. PUF
La Plaine de la Crau. https://www.passionprovence.org/archives/2019/07/19/37349363.html
Laurent-Jean-Baptiste Bérenger Féraud, « Contes populaires des provençaux de l’antiquité et du moyen-âge » , 1887, chapitre 1 : «exploits d’Hercule en Provence contre Albion et Ligur », pages 7 à 11, texte consultable ici https://archive.org/details/contespopulaires00unse_1/page/14/mode/2up?view=theater
La route des phéniciens https://fenici.net/fr/la-route-des-pheniciens-france/2700/
« Le discours historial » (voir Sauzet)
Leveau Philippe, 2004. L’herbe et la pierre dans les textes anciens sur la Crau : relire les sources écrites. Ecologia Mediterranea. 30-1. Pages 25 à 33. Article disponible ici https://www.persee.fr/doc/ecmed_0153-8756_2004_num_30_1_1493
Mistral, Frédéric. (n.d.). Mireille (chant huitième, passage sur la guerre des géants), texte bilingue disponible ici https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7490v.r=.langFR.textePage
Parthénos de Phocée (voir Sauzet)
Poldo D’Albenas, (voir Sauzet)
Poldo D’Albenas, Jean. Discours historical de l’antique et illustre cité de Nismes en la Gaule narbonoise, texte disponible ici https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k79273b/f27.item
Pomponius Mela. description de la Terre (livre II, section V) traduction française de Louis Baudet , consultable ici https://remacle.org/bloodwolf/erudits/mela/livre2.htm#V (la version originale est accessible ici https://remacle.org/bloodwolf/erudits/mela/livre2la.htm
Sauzet Robert (2004). L’image de Nîmes antique dans l’historiographie et la mémoire collective locale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Pages 49-61. Images et imaginaires dans la ville à l’époque moderne, édité par Claude Petitfrère, Presses universitaires François-Rabelais, 1998, article accessible ici https://books.openedition.org/pufr/2004?lang=fr#anchor-footnotes
Solin, cf Fernand Benoit
Strabon , Géographie. IV-1. https://mediterranees.net/geographie/strabon/IV-1.html
Ci-dessous un lien avec une oeuvre d'art représentant Hercule